Car c’est bien une des spécificités du studio Jason Bruges, fondé à Londres en 2002 : proposer des créations spécifiques au site où elles seront installées, c’est-à-dire imprégnées de l’histoire, de la culture, des gens et de l’environnement du lieu, afin de créer une véritable trame narrative qui viendra enrichir la pertinence de l’œuvre et son impact sur les publics.
Faites de lumière, de son et de mouvement, les œuvres intègrent souvent des capteurs, des systèmes de contrôle en temps réel et des technologies de pointe au service d’installations conçues pour être immersives et engageantes, offrant aux spectateurs des expériences sensorielles et interactives élégantes et singulières.
Le studio attache une grande importance aux qualités esthétiques et à la valeur artistique de ses créations, mais également à la durabilité et à l’impact environnemental de ses projets. Notamment grâce à l’utilisation de matériaux durables, à l’intégration de technologies écoénergétiques et à la conception d’installations temporaires ou modulaires qui peuvent être réutilisées.
Quelle est votre première démarche lorsque vous abordez un nouveau projet ?
Comme l’œuvre sera spécifiquement conçue pour le site, il s’agit pour moi au départ de m’imprégner de l’environnement général du lieu, d’en appréhender les différentes composantes en croisant les approches, comme son histoire, sa raison d’être, son inscription sur le territoire, son fonctionnement.
Il s’agit de dégager ce qui en fait un lieu singulier, qui permet de sentir que, dans un monde globalisé, l’on se trouve à un endroit particulier, unique. Et regarder comment la communauté des usagers interagit avec ce site, quels en sont les usages, comment s’inscrivent-ils dans le temps ?
Tous ces éléments vont concourir à créer une œuvre tout à fait spécifique pour ce site. Quelque chose qui raconte une histoire et implique ses usagers. A une époque où le travail devient nomade, où il peut être réalisé dans n’importe quel lieu et en n’importe quel endroit du globe, travailler pour un site particulier représente créer quelque chose d’absolument unique en lien avec ce lieu.
Ceci nécessite d’appréhender le lieu sous toutes ses facettes, sa géographie, son histoire, les activités humaines ou économiques qui y prennent place, les interactions de toutes natures qui surgissent et animent le lieu. De ces observations quelque chose émerge. De cet endroit particulier, des gens que vous rencontrez et qui font le lieu, qui inspirent cette émergence par leurs témoignages, par leurs pratiques, leur présence ; c’est cela la création d’une œuvre spécifique à un site.
Comment définiriez-vous votre rapport aux publics de vos œuvres ?
L’interactivité des œuvres suscite la curiosité du public, fait émerger des moments de joie, d’émerveillement et de jeu. Le public s’implique alors dans son environnement et prend plaisir à jouer ; parce qu’en fin de compte nous aimons tous, comme les enfants, jouer avec notre environnement.
Les œuvres sont également des catalyseurs d’expression et engendrent des discussions au sein du public. Le sens de ma démarche et ce qui m’intéresse dans ces cas précis, c’est qu’en réalité l’audience fait partie de l’œuvre, elle en est constitutive.
Dans le cas d’une installation sur une place publique, différents publics se côtoient, les visiteurs, les touristes, la population locale. Des gens de tous âges et d’horizons variés. Ils interagissent simultanément, ou plutôt des interactions se créent entre un très large spectre de personnes, de façon spontanée.
Contrairement à une expérience de visite dans un musée, où le public est prédisposé à voir des œuvres susceptibles de lui procurer une émotion, dans une démarche consciente et volontaire, l’expérience que procure une œuvre interactive dans l’espace public est inattendue, elle provoque la surprise.
L’œuvre Light Shadow à Toronto par exemple est une œuvre interactive incroyablement ludique, qui suscite la curiosité. Elle place le spectateur face à une forme de miroir et l’invite à donner libre cours à sa créativité. Dans ce cas particulier, les usagers se sont mis à créer avec l’œuvre, notamment des vidéos pour les réseaux sociaux ; des vidéos de danse, des performances de skateboard et plus généralement des performances de tous types.
Donner vie à l’environnement, proposer une installation où le public choisi de venir réaliser ses performances pour créer ses propres œuvres et générer des interactions urbaines, sont des signes tangibles du succès de cette œuvre dans l’espace public.
Quelle relation entretiennent vos œuvres avec le vivant ?
Le monde vivant qui nous entoure, les végétaux, les oiseaux, les insectes, etc, foisonne de phénomènes extrêmement inspirants.
Il est fascinant d’observer les formes et le mouvement des nuages, de l’eau, des flammes… Et de se laisser inspirer par le calme que procure le fait de marcher dans la forêt, de regarder la lumière à travers le feuillage des arbres.
Notre monde animé découle d’une histoire fascinante qui remonte à des millénaires. Et par opposition à la peinture naturaliste par exemple, qui donne un résultat statique, l’art génératif engage le mouvement et les sens, permettant d’atteindre un effet calmant. Il s’agit de patterns méditatifs ; ainsi stimulé, le cerveau passe en mode méditatif, dans un état méditatif.
Les travaux inspirés de la nature, du vivant, créent une abstraction du vivant. Une abstraction méditative qui affecte positivement la santé et qui nous raconte aussi l’histoire du vivant. Plusieurs de mes œuvres comportent par exemple des plantes qui se développent, et regarder les plantes se développer nous invite à cet état méditatif, nous guide vers une forme d’auto-transcendance.
Dans ma démarche de création, ce sont là les bénéfices que je recherche. Par exemple l’eau. C’est en me promenant dans des stations balnéaires, notamment Eastbourne pour un projet que j’y faisais, que j’ai été amené à réfléchir aux effets de l’environnement côtier sur les personnes, ce qui m’a conduit à travailler sur l’effet de l’eau sur les êtres humains ; cet effet que nous appelons en anglais blue mind.
Il s’agit de repérer comment les éléments, la nature, des extraits de ces éléments, produisent des effets sur nous et comment à partir de là, il est possible de créer une abstraction de cet effet, éventuellement intérieure, grâce à des jeux de lumière, des ambiances sonores, comme celle de l’eau par exemple.
Il existe énormément de possibilités, de solutions pour recréer cette présence du vivant avec des technologies très simples. Il s’agit parfois pour certaines œuvres d’un lien direct avec la nature, comme par exemple pour l’installation Rotation Index au CSU SPUR de Denver. Une installation de datavisualisation qui nous connecte en temps réel au futur de la production alimentaire :« combinant un ensemble de données provenant des chambres de croissance, des serres et des toits verts de l’Université avec des informations météorologiques locales en direct, elle présente une palette d’animations génératives représentant un système de croissance, de décomposition et de renouvellement ».*
Autre projet fondé sur de la datavisualisation en direct, Energy Dynamics « se compose de 593 arcs lumineux […dont chacun] représente une ville ukrainienne, une centrale électrique, une installation renouvelable ou un modèle météorologique qui prend ensuite vie grâce à des liaisons de données en direct qui envoient des impulsions d’énergie sur toute la surface – une carte stylisée de l’Ukraine – sous forme de vagues de lumière ondulantes. L’effet est une « carte de puissance » en temps réel qui imite également le comportement des atomes – la forme d’énergie la plus simple.
Tragiquement, la guerre a donné à cette œuvre d’art un sens et une émotion nouveaux. D’une œuvre initialement commandée pour montrer la décarbonisation de l’Ukraine, l’invasion à grande échelle de février 2022 a transformé Energy Dynamics en un symbole d’endurance et une déclaration visuelle de la mission de DTEK de maintenir littéralement les lumières allumées. »*
Pour revenir au vivant, nous pourrions citer un grand nombre d’installations que nous avons produites qui s’en inspirent. Ces installations nous sensibilisent sur le cycle de la vie, le cycle de l’eau, nous interrogent sur comment nous souhaitons vivre et habiter notre environnement naturel.
Ces dispositifs recèlent une puissance de résonance importante, les différentes technologies utilisées – à savoir les effets visuels, le mouvement, les ambiances sonores, les textures, des composants optiques, etc – mobilisant les sens du spectateur au service d’une expérience signifiante.
Ces expériences nous font vivre le monde tel que nous l’expérimentons, et nous permettent de faire ressentir les enjeux majeurs de notre époque. De communiquer, à travers les œuvres, sur l’ensemble des défis auquel nous devons faire face, lié à l’énergie, l’eau, les tensions sur l’approvisionnement, les technologies, sur notre rapport au matériel, à la consommation, etc. Et au premier plan de ces réflexions, sur l’empreinte de l’homme sur son environnement.
Entretien réalisé par Josée Brossard