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28 mars 2024

Comment les spectacles son et lumière sont entrés dans les sites patrimoniaux ? Analyses et perspectives

Table des matières

Début avril, {CORRESPONDANCES DIGITALES] est intervenue lors de l’IBSIC – Image Beyond the Screen International Conference, un rendez-vous annuel international dédié à la filière vidéo-mapping organisé par les Rencontres Audiovisuelles à Lille. Par cette intervention, nous voulions marquer un changement fort dans ce domaine : les spectacles son et lumière (ou vidéo-mapping) s’invitent de plus en plus dans les murs des sites patrimoniaux et cela engendre des changements de modèles particulièrement structurants d’un point de vue artistique, technologique mais aussi économique pour les acteurs de cette filière. Cet article propose quelques réflexions sur le sujet.

Depuis une vingtaine d’années, les spectacles son et lumière projetés sur les façades de monuments emblématiques connaissent un essor exponentiel : rien que pour l’été 2023, plus de 110 spectacles étaient recensés en France (+ 30% par rapport à 2022). De telles manifestations étaient jusqu’alors proposées gratuitement aux habitants et aux touristes, financées par des collectivités à des fins d’attraction et d’animation touristiques et culturelles (à titre d’exemple, 800 000 à 1 million d’€ de budget pour Chartres en Lumière). Or, la qualité artistique de ces spectacles est de plus en plus avérée et la volonté de sites patrimoniaux d’accueillir en leurs murs ces projets est de plus en plus forte. Cette transition marque un changement de modèle tant technologique, qu’artistique ou économique : d’un financement par les collectivités proposé gratuitement aux spectateurs à une logique de co-financement, devenu monétisable auprès de ces publics. 

Dans cet article, nous reviendrons sur cette transformation, explorant l’impact du mapping indoor sur les dynamiques économiques du secteur culturel. À travers une analyse approfondie des différents contextes – des espaces publics aux sites patrimoniaux en passant par les musées et les centres d’arts – nous mettrons en lumière les implications variées de cette transition artistique et technologique.

1. L’émergence de parcours nocturnes saisonniers dans l’espace public

Les spectacles son et lumière, véritables attractions nocturnes, contribuent à développer le tourisme et à allonger les séjours sur un territoire. Selon une étude d’Inspire Metz, un euro dépensé par la ville dans le festival Constellations (juin à septembre) représente 4 € de retombées pour les acteurs du territoire (étude 2019). Face à ce constat, de plus en plus de collectivités souhaitent “saisonnaliser” sur une longue durée les spectacles ou parcours son et lumière qu’ils sont susceptibles de proposer à leurs résidents et touristes. Les coûts d’animation et de maintenance de ces projets sont ainsi alourdis et nécessitent de mettre les publics à contribution.

Le parcours immersif Metamorph’Eau’ses à Châlons-en-Champagne

Le parcours Metamorph’Eau’ses à Châlons-en-Champagne illustre cette tendance. La ville propose chaque été de visiter ses canaux en bateau, de jour comme de nuit. La nuit, les canaux sont illuminés par un spectacle de son et lumière, favorisant ainsi la prolongation des séjours et la découverte nocturne de la ville. Pour être en capacité de déployer un tel projet dans cette ville de 45 000 habitants (budget de 2,5 millions d’euros lissé sur 5 ans) , il a fallu mettre à contribution les publics avec un tarif de 18 euros par personne (gratuit ou réduit pour les enfants). 21 000 visiteurs ont ainsi découvert Châlons-en-Champagne en barque (un tiers des visites en barque sont effectuées de nuit).

Un autre exemple significatif est celui d’Oceana Lumina, un parcours nocturne autour du site culturel de l’Arsenal des Mers à Rochefort. Lancé en 2021, ce spectacle a accueilli 17 000 visiteurs en 2022, moyennant un tarif de 12 euros par personne. Conçu par Moment Factory, ce projet d’environ 3,6 millions d’euros est désormais géré par un opérateur privé, Week’n Go, pour le compte de la communauté d’agglomération.

L’itinéraire de l’expérience immersive Océana Lumina conçu dans une logique de parcours. 

La mise en place de parcours sur une saison entière témoigne de la reconnaissance croissante de la valeur ajoutée de ces expériences immersives dans la promotion du tourisme local et la valorisation du patrimoine culturel. Cependant, cette évolution soulève également des questions concernant l’accessibilité culturelle et la gestion des espaces publics. Alors que certains événements deviennent payants, il est essentiel de veiller à ce que cela ne limite pas l’accès à la culture pour les populations locales à faible revenu. Tout en offrant de nouvelles opportunités pour promouvoir le tourisme et valoriser le patrimoine, il met également en lumière la nécessité d’une approche équilibrée qui concilie la nécessaire viabilité à long terme de ces projets avec l’accessibilité culturelle. 

2. Les sites patrimoniaux, des événements aux mapping (semi)permanents

Des sites patrimoniaux s’inspirent de ces initiatives issues de l’espace public pour proposer à leur tour des spectacles de son et lumière événementiels, offrant ainsi une nouvelle perspective sur leur histoire et leur architecture. Ces événements nocturnes peuvent également inciter à la vente combinée de billets pour des visites diurnes et nocturnes, enrichissant ainsi l’expérience des visiteurs et contribuant à la valorisation du patrimoine culturel.

l’expérience immersive “L’Odyssée Sonore” du Théâtre Antique d’Orange.

Le projet « L‘Odyssée sonore«  développé pour le Théâtre antique d’Orange par le gestionnaire Edeis, en collaboration avec deux partenaires, offre une expérience immersive unique. Ce parcours combine un mapping généré par l’intelligence artificielle à une ambiance sonore 360°. Pendant 45 minutes, les visiteurs sont plongés dans l’univers de la mythologie romaine, avec des références aux divinités, aux muses et aux monstres, ainsi qu’un prélude sur la naissance du monde. La projection d’images sur 5 000 m2 de murs, de sols et de gradins évolue en direct selon la progression du visiteur, tandis que le son est diffusé à travers des casques audio à 360°. Lancé en mai, le projet prévoit 60 dates programmées avec 4 à 6 sessions par soirée, accueillant jusqu’à 250 à 300 personnes maximum par session, soit environ 80 000 visiteurs attendus la première année, au tarif de 22 euros en individuel.

Avec des coûts de conception et d’exploitation plus élevés que ceux des spectacles traditionnels de son et de lumière, ces expériences deviennent économiquement viables lorsqu’elles sont intégrées de manière (semi)permanente à la programmation des lieux, ou bien conçues dans une logique itinérante. 

Par exemple, après le succès de « La Nuit aux Invalides » en extérieur en partenariat avec la société Amaclio à partir de 2012, Cultival co-produit avec le Musée de l’Armée et Moment Factory la création d’un spectacle nocturne pour mettre en valeur l’intérieur du Dôme des Invalides. Aura Invalides  pérennise ainsi une expérience de visite immersive en nocturne qui sera désormais proposée sur plusieurs années.

L’expérience immersive itinérante Luminiscence

Autre exemple, cette fois d’itinérance et d’hybridation, l’expérience Luminiscence, actuellement présentée à l’Eglise Saint-Eustache à Paris. Ce projet illustre parfaitement une approche hybride, où des concerts réguliers sont organisés pour élargir l’audience et exploiter pleinement les effets de lumière et de son. Cette initiative a déjà attiré 100 000 visiteurs lors de son exposition précédente à la cathédrale de Bordeaux, avec des projections prévues à Lille et à Rouen en septembre et octobre 2024. Conçue pour des cycles d’exploitation de trois mois, le spectacle Luminiscence a été développé de manière à faciliter sa réadaptation dans d’autres lieux, soulignant l’importance d’anticiper les adaptations nécessaires dès les premières étapes du projet.

L’émergence des spectacles de sons et lumières événementiels dans des sites patrimoniaux, illustre la convergence entre tradition et innovation dans le domaine de l’expérience culturelle immersive. Ces projets témoignent de la capacité des institutions culturelles à s’adapter aux nouvelles attentes du public tout en valorisant leur héritage historique et architectural dans des modèles économiques moins événementiels mais intégrée à la programmation permanente des lieux. 

Cette tendance soulève des questions quant à la préservation de l’authenticité des sites historiques. En effet, la transformation de ces lieux en attractions touristiques peut parfois altérer leur caractère et leur valeur patrimoniale, les réduisant à de simples décors pour des événements commerciaux. De plus, la tarification relativement élevée de ces spectacles peut exclure certains publics, limitant ainsi l’accessibilité culturelle. Il est donc essentiel, une fois encore, de trouver un équilibre entre la valorisation économique et la préservation culturelle des sites patrimoniaux. Des avantages / inconvénients que l’on retrouve aussi dans les institutions culturelles.

3. Les institutions culturelles, de la prestation à la co-production

Dans le contexte actuel du paysage culturel, de nombreuses institutions opèrent une transformation significative de leurs espaces d’exposition, en mettant l’accent sur l’intégration des contenus audiovisuels et numériques pour offrir des expériences artistiques innovantes. Cette évolution vise à immerger les visiteurs dans des parcours multisensoriels, allant au-delà des visites traditionnelles pour créer des expériences captivantes et mémorables.

Pressoria, un centre d’interprétation sensoriel des vins de champagne proposant un parcours immersif sur plus de 2 000m2. 

La réalisation de ces nouvelles expériences in situ est rendue possible grâce à des collaborations étroites avec des studios de création et des agences spécialisées dans la conception de contenus audiovisuels. Cette démarche permet aux institutions culturelles de bénéficier de l’expertise externe et de la créativité des professionnels pour enrichir leurs offres. Un exemple concret de cette approche est Pressoria, un centre d’interprétation dédié à la viticulture, qui propose un voyage multisensoriel pour découvrir les vins de Champagne. En partenariat avec l’agence de muséographie anglaise Casson Mann et le studio de production audiovisuelle Drôle de Trame, ce parcours offre une immersion complète dans l’univers viticole, améliorant ainsi la compréhension et l’appréciation des visiteurs.

Affiche de l’exposition numérique Éternel Mucha

Ces collaborations se caractérisent souvent par des logiques de co-production, où les institutions culturelles travaillent en étroite collaboration avec les studios de création pour accueillir des expériences immersives. Par exemple, le Grand Palais Immersif s’engage dans des co-productions telles que l’exposition Éternelle Mucha avec la Fondation Mucha à Prague, ce qui a permis d’accueillir 162 000 visiteurs lors de son exposition à Paris. De plus, ces institutions participent activement à la distribution de ces expériences dans d’autres lieux, renforçant ainsi leur rayonnement et leur attractivité.

Cette tendance s’inscrit dans une démarche de différenciation et de renforcement de l’attractivité des institutions culturelles, dans un environnement concurrentiel où les expériences alternatives, telles que les parcs à thème et les événements immersifs, gagnent en popularité. Un exemple marquant de cette évolution est le partenariat à long terme entre le Musée d’Orsay et le studio coréen d’strict, qui a abouti au lancement d’une exposition immersive spéciale ARTE MUSEUM x Musée d’Orsay dans les trois centres coréens de la société.

L’intégration croissante des contenus audiovisuels et numériques dans les expériences culturelles immersives témoigne d’une nouvelle orientation dans le paysage culturel actuel. Ces collaborations entre institutions culturelles, studios de création et agences spécialisées ouvrent la voie à de nouveaux modèles économiques, où la coproduction et la distribution d’expériences immersives deviennent des pratiques courantes. Cependant, ces évolutions posent également des défis en termes de durabilité financière faisant entrer les institutions dans des logiques de rentabilité commerciale. Ainsi, il est crucial que les institutions continuent à explorer et à adapter leurs stratégies économiques afin de garantir la pérennité, la diversité et la qualité des expériences culturelles immersives. 

4. Les espaces polyvalents, d’une programmation événementielle à l’accueil du grand public culturel

Les espaces polyvalents, tels que les centres commerciaux, les halls des congrès et les friches industrielles, se transforment de plus en plus en destinations culturelles éphémères. Cette reconversion temporaire vise à revitaliser ces lieux, à élargir leur public et à en faire des attractions majeures pour les visiteurs en quête d’expériences culturelles enrichissantes.

L’expérience “Transformée” proposée au Hangar Y de Meudon

Ces lieux, autrefois non dédiés à la culture, se réinventent pour accueillir des projets immersifs, que ce soit de manière temporaire ou permanente. Un exemple notable est le Hangar Y à Meudon, qui a récemment hébergé une exposition immersive intitulée « Transformé », mettant en vedette une structure LED créée par Art Explora. Cette exposition, initialement conçue pour une diffusion vidéo-projetée, a été adaptée pour une présentation dans la structure LED, ce qui permet sa mobilité et sa diffusion dans divers lieux, comme un catamaran qui accueillera l’exposition numérique en avril.

Un autre exemple significatif est celui de l’exposition hybride « Le Petit Prince », créée par Tempora et diffusée d’abord à la Sucrière de Lyon, une ancienne usine de sucre utilisée comme entrepôt jusqu’en 1993. Grâce à des installations multimédias et des films d’archives, cette exposition hybride itinérante se concentre sur le parcours personnel de l’auteur de Terre des hommes, Pilote de guerre et Vol de nuit. Après avoir attiré plus de 250 000 visiteurs dans le lieu de naissance de Saint-Exupéry, à Lyon, cette exposition a été présentée dans plusieurs endroits en Europe, assurant ainsi un retour sur investissement grâce à sa tournée.

Cependant, une expérience immersive de manière semi-permanente ou permanente présente des défis uniques, exigeant une adaptation constante aux besoins changeants des visiteurs et aux contraintes logistiques. Chaque nouveau lieu transformé en destination culturelle apporte ainsi son lot de défis et d’opportunités, contribuant à un paysage culturel en perpétuelle évolution. Un exemple de cette dynamique est l’opérateur Viparis, qui cherche à diversifier les publics de ses sites, intensifier leurs usages et développer des modèles économiques vertueux, notamment en intégrant des mapping à la Jam Capsule (Porte de Versailles) et la Cité de l’Histoire (La Défense). 

Cette démarche reflète une hybridité visant à combiner la vocation touristique et commerciale des lieux avec l’ambition de les transformer en destinations culturelles et de loisirs pour le grand public.

Cet article a exploré les diverses stratégies d’implantation du mapping indoor dans le paysage culturel contemporain, mettant en lumière les défis et les perspectives associés à chaque contexte. Dans l’espace public, nous avons observé une transition significative des spectacles son et lumière vers la mise en place de parcours saisonnier, reflétant une reconnaissance croissante de la valeur ajoutée de ces expériences immersives pour le tourisme local et la valorisation du patrimoine urbain. Dans les sites patrimoniaux, nous avons examiné l’émergence de spectacles événementiels et de mapping permanents, illustrant la convergence entre tradition et innovation dans la mise en valeur du patrimoine culturel. Dans les institutions culturelles, le passage de la prestation à la coproduction souligne les nouvelles opportunités de collaboration entre institutions, studios de création et agences spécialisées pour enrichir l’offre culturelle immersive. Enfin, dans les espaces polyvalents, la transition d’une programmation événementielle à l’accueil du grand public culturel témoigne d’une volonté croissante de créer des environnements culturels dynamiques et inclusifs au sein des villes. 

Dans l’ensemble, ces stratégies d’implémentation du mapping indoor offrent des perspectives prometteuses pour la diversification et la démocratisation de l’accès à la culture. Des défis qui imposent une approche équilibrée conciliant la pérennité économique, la diversité des thèmes artistiques traités, la qualité des expériences et la préservation du patrimoine. 

Antoine ROLAND / Baudouin DUCHANGE