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6 novembre 2023

Entretien avec Bettina Loppe, Cheffe de projet pour SPUR.lab (le « laboratoire des traces »), dédié à l’innovation numérique dans le patrimoine mémoriel lié aux camps de concentration et au national-socialisme dans le Brandebourg.

Table des matières

Favoriser et accompagner la transformation numérique des institutions culturelles allemandes : voilà l’objectif du « Fonds Digital* », l’un des trois volets du programme « Kultur Digital » mis en œuvre par la Fondation fédérale allemande pour la culture et soutenu par la Déléguée du gouvernement fédéral à la Culture et aux Médias, au sein duquel a été initié SPUR.lab.

Porté par L’Etablissement pour la Culture et l’Histoire du Brandebourg**, SPUR.lab associe la Fondation des lieux de mémoire du Brandebourg (camps de Ravensbrück et de Sachsenhausen), la Maison de l’Histoire du Brandebourg et de la Prusse et l’Ecole supérieure de cinéma Babelsberg KONRAD WOLF.

Disposant d’un budget de 1,1 million d’euros (dont 880 000 euros en provenance du Fonds Digital), SPUR.lab est, à l’échelle de l’Allemagne, un projet pionnier dans la valorisation du patrimoine lié à l’histoire des camps.

C’est non seulement la toute première exploration de l’XR pour transmettre la mémoire des camps et du national-socialisme, mais aussi un projet innovant dans son approche, offrant à des structures une plateforme, un accompagnement et des moyens pour tester, expérimenter et élaborer des prototypes ensemble en méthode agile.

Annabelle Türkis s’est entretenue avec Bettina Loppe pour revenir sur son parcours et échanger sur les projets qu’elle a pilotés au sein de SPUR.lab. En voici la traduction.

1.     AT – Pour commencer, pourriez-vous revenir sur votre parcours et votre rôle au sein de SPUR.lab ?

Je suis spécialisée dans la gestion de projets culturels, le commissariat d’expositions et le design graphique, tout en étant artiste.  C’est au travers de la gestion de nombreux projets à l’échelle européenne et internationale, dans les secteurs scolaire et universitaire, que mon parcours m’a amenée vers le projet de recherche interdisciplinaire SPUR.lab, que je pilote depuis début 2020, et qui va arriver à son terme très prochainement.

Ma mission principale est d’encadrer et d’accompagner des équipes dans le développement de projets d’innovation numérique en mode agile. A ce titre, j’ai piloté un processus de travail collaboratif associant des professionnels de musées, de lieux de mémoire, des artistes en résidence, des scientifiques, ainsi que des experts du numérique, tout en gérant tout ce qui va avec, à savoir un budget, le dialogue avec les parties prenantes, la communication etc.

AT – Quels étaient l’objet et les missions du projet SPUR.lab ?

Au travers d’expériences et de médiations numériques incorporant une dimension artistique, l’objectif de SPUR.lab était de contribuer au travail de mémoire sur le national-socialisme et les camps de concentration et de proposer aux jeunes générations, immergées dans l’écosystème digital, une approche renouvelée de cette sombre période de l’Histoire.

SPUR.lab est né d’un sentiment d’urgence et dans un contexte bien précis. D’une part, si les récits des témoins de cette époque sont absolument bouleversants, ces femmes et ces hommes ne vont hélas plus être parmi nous pendant très longtemps. D’autre part, il ne reste souvent plus grand-chose des bâtiments des anciens camps de concentration et on ne peut aujourd’hui plus se représenter quelles étaient les conditions de vie dans les camps.

C’est précisément à cet endroit que nous souhaitions agir : donner à voir aux jeunes générations l’histoire de ces lieux et la souffrance qu’ils incarnent, dans la tonalité la plus respectueuse possible. Ainsi nous n’exposons aucun visiteur à une expérience immersive sans qu’il ne soit accompagné par une médiation adaptée.

AT. – Avant de concevoir le projet, quel était votre diagnostic quant à la relation des jeunes générations avec l’histoire du national-socialisme, et avez-vous inclus des « jeunes » dans l’élaboration des projets ?

Nous nous sommes appuyés sur une étude interrogeant la relation de la génération Z au national-socialisme, qui est venue confirmer nos hypothèses. Publiée début 2022 par l’Institut « Arolsen Archives, International Center on Nazi Persecution », cette étude révèle que la génération Z s’intéresse nettement plus à l’époque nazie que la génération de ses parents, tout en ayant besoin de comprendre comment on a pu en arriver là et pourquoi l’antisémitisme perdure. En parallèle, les programmes scolaires et la visite des camps ou d’expositions pourvues d’une médiation traditionnelle, ne parviennent pas toujours à accompagner ces questionnements de façon pertinente.

Nous avons donc travaillé en méthode design thinking : nous avons testé nos prototypes auprès de focus groupes (dont plus de la moitié avaient entre 16 et 19 ans, et près de 20 % entre 30 et 44 ans), et avons pu constater que nous étions sur la bonne voie. Plus précisément, notre méthode a été de développer nos premières idées, de tester ces versions intermédiaires auprès des jeunes, de dresser avec eux le bilan de ces premiers tests, puis de poursuivre la production, de refaire une série de tests à plus petite échelle, avant d’en tirer les conclusions.

AT. – Comment avez-vous géré les aspects éthiques de vos projets ? Jusqu’où l’expérience virtuelle des crimes nazis peut-elle aller selon vous ?

Il y avait dès le départ une ligne rouge à ne pas franchir : pas de reconstitution, pas de reenactment.

Mais cette ligne rouge a donné lieu à des débats entre les partenaires du projet car, autant ce parti pris était évident pour les professionnels des lieux de mémoire, autant il ne l’était pas pour ceux de l’école de cinéma. Or c’est en travaillant avec des artistes que nous sommes parvenus à dépasser ce problème et à élaborer une forme de reconstitution qui prend d‘énormes précautions par rapport à la représentation des auteurs des atrocités et de celle de leurs victimes : nous donnons ainsi à voir la réalité des camps de façon très abstraite, en mettant l’accent davantage sur la tuerie de masse plutôt que sur les victimes en tant qu’ individus.

Mais il ne faut pas oublier que cette approche du patrimoine mémoriel de cette époque est propre à l’Allemagne, compte tenu du rôle qu’elle a joué dans l’Histoire.

AT. – En quoi SPUR.lab est-il un projet particulièrement innovant ?

SPUR.lab est innovant à maints égards. Il faut avoir à l’esprit le contexte dans lequel le projet a démarré (fin 2019 – début 2020) : à cette époque, dans les lieux de mémoire des camps, la médiation numérique était quasiment inexistante en Allemagne – Dachau mis à part -, et se faisait principalement avec des audioguides traditionnels.

Dans ce contexte, SPUR.lab est innovant tout d’abord par sa démarche et par la question que nous avons osé poser : a-t-on le droit d’associer réalité augmentée, réalité virtuelle et national-socialisme ? Cette question n’avait jamais vraiment été posée en Allemagne.

Ensuite, le projet est innovant par sa méthode. Nous ne nous sommes pas contentés de confier la réalisation d’une idée à un studio, mais nous avons pris le temps d’échanger, de tester, d’expérimenter. Et ce grâce au fait que la Fondation fédérale allemande pour la culture n’attendait pas des bénéficiaires des productions abouties et bien ficelées, mais principalement une démarche avec une issue indéterminée. C’est grâce à cela que nous avons pu être innovants : parce que nous avons eu la possibilité d’oser l’erreur et que nous étions dans de bonnes conditions pour le faire

AT. – SPUR.lab répond-il selon vous à un besoin de notre époque ?

De toute évidence, la société contemporaine – et donc les publics auxquels s’adressent les institutions culturelles – est en pleine mutation. Les attentes en matière d’accès à la connaissance et à l’information changent avec l’avènement des jeunes générations. Les savoirs sont omniprésents et accessibles de façon instantanée, les formats dans lesquels ils sont transmis changent et offrent des opportunités de participation dans les registres les plus divers.

Cette société-là exige ce type d’accès à la connaissance. C’est pour cela que les institutions culturelles doivent à l’avenir être pensées de manière plus holistique. Aujourd’hui, la grande majorité des institutions culturelles et muséales sont organisées de manière traditionnelle : une structure hiérarchique, des périmètres bien établis qui se reflètent dans les fiches de postes, et ainsi de suite. Or je suis convaincue qu’elles devraient être plus flexibles et plus agiles pour répondre aux besoins de notre époque. Tels des corps intelligents et hybrides, analogiques et numériques, elles doivent, pour remplir leurs missions éducatives, permettre une approche critique de la société et de son évolution, être capables d‘en saisir les signaux faibles et de se mettre à l’épreuve – en bref, pour toucher les publics du 21ème siècle, il faut pouvoir expérimenter

Conclusion

Créativité, prise de risque, droit à l’erreur, processus collaboratif et prototypage : les ingrédients de l’innovation sont réunis dans un contexte où on ne les attendait pas, celui du patrimoine mémoriel, et a fortiori celui des camps et du national-socialisme en Allemagne. Un projet audacieux s’il en est.

On pourrait rêver d’étapes futures : une prolongation à l’échelle européenne d’une part – notamment pour le projet HORIZON, comme l’évoque Bettina Loppe -, et dans ce contexte une prise en compte de l’empreinte carbone du dispositif dans son ensemble, bien qu’il convienne de saluer le fait que les prototypes aient été conçus en communs numériques.

Pour en savoir plus sur le projet SPUR.lab

Initié dans le cadre du programme fédéral « Fonds Digital », SPUR.lab est un projet expérimental pluriannuel qui a donné lieu à 4 prototypes de médiation et d’expérience numérique avec l’XR, en open content sous licence Creative Commons.

BLACK BOX est une expérience en réalité virtuelle qui permet d’aller sur les traces de Gerhart Seger, élu social-démocrate de la République de Weimar et ancien détenu du camp d’Oranienburg. Des extraits d‘un texte de Seger s’entremêlent avec une reconstitution fragmentaire du camp en 3D. La navigation conduit jusqu’à une salle de torture, qui reste cependant inaccessible : une „black box“. Le prototype aborde ainsi de manière sous-jacente la question de la décence et des limites à ne pas franchir pour une expérience immersive.

VIDNESS est un projet en réalité augmentée portant sur l’ancien camp de concentration pour femmes de Ravensbrück, sur lequel il existe de nombreux documents d’archives. Face à cette « matière » abondante, VIDNESS incorpore dans des vidéos – dont beaucoup à 360° -, notamment des performances artistiques, et permet de souligner la complémentarité entre supports numériques et médiation « traditionnelle ».

Eprouvant une sensation de vide face aux vestiges des anciens camps, les visiteurs ressentent souvent le besoin de pouvoir mieux se les représenter. Portant sur le lieu de mémoire de l’ancien camp de Sachsenhausen, l’application en réalité augmentée ZEITSCHICHTEN permet de les visualiser sous forme d’esquisses, tout en mettant en évidence le nombre croissant des détenus.

L’application HORIZON met en évidence les traces du passé national-socialiste qui traversent le Brandebourg, en révélant les chemins par lesquels ont été conduites les victimes et les lieux où sévissaient leurs bourreaux. Incarcérations, déportations, travail forcé… HORIZON révèle ces itinéraires tragiques, qui avaient pour point de départ ou d’arrivée le Brandebourg, et qui traversaient bien souvent toute l’Europe.

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*le « Fonds Digital » est l’un des trois volets du programme « Kultur Digital » mis en œuvre par la Fondation fédérale allemande pour la culture (soutenue par la Déléguée du gouvernement fédéral à la Culture et aux Médias), aux côtés du « Kultur-Hackathon Coding da Vinci » ainsi que de la « Akademie für Theater und Digitalität ». Durant quatre années, de 2020 à fin 2023, doté d’un budget de 15,8 millions d’euros, le « Fonds Digital », a permis à 15 projets d’innovation numérique de voir le jour, rassemblant au total plus de 36 institutions culturelles, dont des musées, des théâtres, des opéras et les partenaires de SPUR.lab.

**Le projet SPUR.lab (01.01.2020 – 31.12.2023) est porté par la Brandenburgische Gesellschaft für Kultur und Geschichte, et rassemble la Mahn- und Gedenkstätte Ravensbrück, la Gedenkstätte und Museum Sachsenhausen (ces deux lieux de mémoire étant réunis au sein de la Stiftung Brandenburgische Gedenkstätten), la Haus der Brandenburgisch-Preußischen Geschichte et la Filmuniversität Babelsberg KONRAD WOLF.

SPUR.lab Partner @BKG.