La réouverture des lieux culturels le 19 mai redonne une perspective à des formats d’expositions numériques prometteurs dont tout indique qu’elles devraient être légions cet automne. A grand renfort de dispositifs sonores et de projection grand format, elles favorisent l’immersion des publics dans un univers fictionnel et narratif à 360 degrés entre virée esthétique, émotions et pédagogie. L’intérêt d’un secteur muséal qui s’en va grandissant pour de tels projets (preuve en est des programmations culturelles annoncées), l’appétence des acteurs de l’audiovisuel pour contribuer à ces propositions, les promesses de fréquentation qu’elles induisent sont autant d’éléments qui augurent une relance de ce type d’expositions dans les prochains mois. A l’aune de la crise sanitaire que nous vivons, elles deviennent une sorte de valeur-refuge pour attirer et développer des publics, proposer des expériences inédites et favoriser des collaborations intersectorielles propices à la génération de nouveaux revenus – à l’heure où les musées nationaux voient fondre comme neige au soleil leurs ressources propres. Inscrites dans la lignée de procédés immersifs relativement anciens tels que les dioramas ou les period rooms utilisés dans le cadre d’une « muséologie analogique », plus d’une quinzaine d’expositions numériques immersives se déployaient en Europe en 2019. Cet article propose donc une plongée dans ce phénomène afin d’en analyser les différentes formes de collaborations entre secteur patrimonial et industries culturelles et créatives.
1. Les expositions numériques immersives et les musées : l’impossible rencontre ?
En France, à quelques exceptions près telles que Cités millénaires à l’Institut du monde arabe, rares ont été les musées à accueillir des expositions numériques immersives grands formats.
Si certains ont mis en place des expériences individuelles accessibles en réalité virtuelle au sein de leurs expositions temporaires telles que Claude Monet, l’obsession des Nymphéas au Musée de l’Orangerie ou « En tête-à-tête avec la Joconde » au Musée du Louvre, très peu ont décidé d’intégrer ce type de dispositifs dans leurs parcours permanents. Le Muséum national d’histoire naturelle a été pionnier avec son cabinet de réalité virtuelle en 2017, le château de Clos-Lucé, vient de lancer au printemps un espace immersif permanent sur Léonard de Vinci.
L’intégration d’expositions numériques grand format ou d’expériences immersives dans les musées semblerait donc particulièrement lente et progressive. Face à la concurrence accrue d’autres lieux d’expositions, comment cela pourrait-il s’expliquer ?
La raison qui semblerait la plus évidente, serait, tout d’abord, la présence physique de collections dans les musées. Face à des objets, témoins historiques, de savoir-faire et emprunts d’une aura esthétique, de telles expériences virtuelles ne nuiraient-elles pas aux missions historiques de préservation, de documentation et d’exposition des musées ?
Ces considérations pourraient se confronter à d’autres raisons plus prosaïques : le manque d’espace. Alors que l’Atelier des Lumières revendique « 3 300 m2 de surface, du sol au plafond, avec des murs s’élevant jusqu’à 10 mètres de haut », la plupart des musées, malgré leurs dimensions souvent monumentales, se trouvent confrontés, paradoxalement, à l’impossibilité d’accueillir des projections à 360° dans des espaces devenus écrans. Matérialisation d’un discours expographique, les espaces muséaux sont souvent compartimentés et cadencés en espaces thématisés en fonction des collections exposées. Les nombreuses ouvertures à la lumière naturelle nécessaires à la valorisation des collections sont, par ailleurs, peu propices pour envisager ces projections.
Au-delà des espaces, les décalages de temporalité entre expositions temporaires physiques et numériques sont peu propices pour faciliter l’intégration des formats numériques dans une programmation culturelle décidée, parfois, 2 à 3 ans en amont. A contrario d’un format physique, une exposition numérique peut être produite aisément en moins de 6 mois (les technologies employées ont un cycle de vie moyen de 18 mois). La recherche et les tractations liées aux prêts d’œuvres sont remplacées par la réalisation de contenus audiovisuels et la négociation de droits de diffusion, l’aménagement scénographique par l’équipement technologique d’un lieu, les supports et actions de médiation par une exposition « autoportante » où l’émotion et l’environnement ainsi recréés font œuvre d’apprentissage.
Mettre en œuvre ce type de projet demande, par conséquent, de recourir à des compétences souvent exogènes au secteur patrimonial. Ces savoir-faire issus des secteurs du numérique et de l’audiovisuel se confrontent aux expertises des musées dans la conception d’exposition et au degré d’exigence et de rigueur scientifique qui y prévalent. Les cadres juridiques et organisationnels de ces nouvelles alliances avec des acteurs issus des industries culturelles et créatives sont pour autant complexes à intégrer pour les musées. Ces derniers sont encore peu armés face à des propositions très proches des modèles juridico-économiques qui prévalent dans le secteur de l’audiovisuel.
Confrontés à ces différentes contraintes, les créateurs, producteurs et diffuseurs d’exposition immersives se sont tournés vers une grande variété de lieux répondant plus facilement à leurs cahiers des charges techniques : sites patrimoniaux, centres commerciaux, centre des congrès, hall d’expositions, centres d’art, friches industrielles, etc. Face à des propositions artistiques parfois exigeantes mais aussi à des promesses de fréquentation (entre 100 à 200 000 visiteurs accueillis par lieu d’exposition pour des durées d’exploitation moyenne entre 3 à 6 mois), certains musées ont décidé d’ouvrir leur programmation culturelle aux expositions immersives.
2. Vers un engouement manifeste des lieux d’exposition et des musées ?
Avant cet attrait relativement récent des musées, ce sont d’abord, les lieux d’expositions et centres d’art qui ont commencé à accueillir, développer et promouvoir ces nouvelles formes de création artistique. Ces lieux se sont engagés dans cette dynamique en accueillant des expositions ou en mettant en place des programmes d’accompagnement particulièrement innovants pour une filière professionnelle en cours de consolidation.
Côté expositions, dans la lignée pionnière (il faut bien le souligner) des Carrières de Lumières de Baux-de-Provence gérées par Culturespaces depuis 2012, la Grande Halle de la Villette et le Grand Palais ont accueilli ces dernières années des expositions particulièrement emblématiques en la matière. Dès 2017, la Grande Halle accueillit Imagine Van Gogh ou Team Lab : au-delà des limites (en 2018) alors que le Grand Palais proposait à ses publics Sites éternels, puis, Pompéi en 2020.
Côté accompagnement, le 104 Factory accueille et appuie de nombreux créateurs et producteurs d’expériences immersives aussi variés que Gengis Khan, Timescope, Onyo, Digital Rise, Diversion Cinéma ou Tamanoir. Ces différents porteurs de projets œuvrent à enrichir régulièrement la programmation du Centquatre mais aussi à déployer leur savoir-faire dans des domaines aussi divers que le spectacle vivant, les arts numériques, le patrimoine ou le tourisme. A titre d’illustration, le 104, en collaboration avec Diversion Cinéma a récemment mis en place un dispositif de location de casques de réalité virtuelle pour diffuser et promouvoir différentes créations immersives : VR TO GO (projet imaginé initialement par le Centre Phi à Montréal).
Les précédents de la RMN-Grand Palais en matière d’expositions numériques ont incité l’établissement public a annoncé récemment la création d’une filiale dédiée à la programmation d’expositions et d’expériences immersives. Le Museum national d’histoire naturelle accueillera, quant à lui, à partir du 16 juin, une expérience en réalité augmentée pour redonner vie à des espèces disparus (nom de l’expérience : ReVivre) et une exposition polysensorielle à l’automne portée par Expédition Spectacles : Sensory Odyssey.
Le Muséum national d’histoire naturelle, le Centre des monuments nationaux, Paris Musées, l’Institut du monde arabe et bien d’autres musées ont d’ores et déjà accueillis ou préparent de belles expositions réalisées en lien étroit avec un écosystème de producteurs et créateurs numériques particulièrement riche et diversifié.
3. Vers des logiques de co-conception entre secteur patrimonial et industries culturelles et créatives ?
Parmi les partenaires des musées œuvrant à la mise en œuvre d’expositions immersives peuvent être cités : les concepteurs d’expositions, les start-ups ou des producteurs audiovisuels.
Souvent présents de longue date dans l’appui au musée, les concepteurs d’expositions ouvrent leurs activités à ces nouveaux formats immersifs. C’est le cas, par exemple, de sociétés françaises et belges telles qu’EncoreExpo, Tempora ou Exhibition Hub qui ont développé, respectivement, différentes expositions sur Picasso, Pompéi ou Brueghel.
D’autres sociétés issues du secteur de la scénographie urbaine ou évènementielle telles que Moment Factory ou les ATELIERS ATHEM & JAM ont su aussi adapter leurs propositions pour réaliser des projets de vidéoprojection ou de vidéomapping en intérieur ou sur les façades des monuments. A l’extérieur, de nombreux monuments ont fait l’objet de projections spectaculaires tels que la Cathédrale de Reims (pour Moment Factory), le Musée du Louvre ou la Fondation Louis Vuitton (pour les ateliers ATHEM&JAM). En intérieur, à titre d’illustration, la Grande Halle de la Villette a accueilli le projet Jam Capsule durant l’été 2020 (différents films sur le Japon, Maria Callas, jardins mystiques ou Legacy de Yann Artus-Bertrand y étaient projetés à 360°).
Certaines start-ups proposent leur savoir-faire dans la modélisation 3D et la réalité virtuelle telles que le studio Montréalais Félix&Paul (pour découvrir d’autres studios de création canadiens, voir la cartographie lancée par les services culturels de l’Ambassade de France au Canada et Xn Québec) ou Iconem. Ces derniers ont œuvré à la création d’expositions immersives de qualité à l’Institut du monde arabe (Cités Millénaires) ou au Musée de la Romanité de Nîmes (Bâtir un empire).
Enfin, pour diversifier la diffusion de leurs productions, des acteurs du monde de l’audiovisuel et des jeux vidéo sont venus assez naturellement à ce type d’expositions. Lucid Realities ou Gédéon Programmes ont contribué à produire, pour l’un, The Enemy à l’Institut du monde arabe, pour l’autre, Pompéi au Grand Palais. Du côté des jeux vidéo, Ubisoft soutient régulièrement des acteurs de l’audiovisuel et du secteur muséal dans la mise en œuvre de leurs projets d’expositions. Sur la base des images du jeu vidéo Far Cry Primal, Ubisoft, France TV, Lucid Realities et Little Big Stories ont créé une expérience immersive pour entrer dans la peau d’une femme du Paléolithique : Lady Sapiens.
Face à la richesse de cet écosystème et au foisonnement de tels projets, les modèles de collaboration s’affirment et se diversifient. Incités par la création de fonds dédiés par le CNC et par les investissements réalisés par des acteurs publics et privés, les musées accueillent et contribuent de plus en plus à produire ces expositions par des apports d’expertises tant scientifiques qu’expographiques. Ils peuvent aussi s’investir financièrement dans ces productions en partageant les recettes générées par la billetterie avec leurs partenaires, en favorisant l’itinérance de ces expositions ou la recherche de mécènes.
Tour à tour, lieux d’accueil, (co)producteurs, voire (co)financeurs d’expériences et d’expositions immersives, certains musées semblent vouloir s’imposer dans ce domaine par une programmation dédiée permanente ou temporaire et, par la volonté d’y consacrer une partie de leurs espaces muséographiques. Face à cet engouement, de nombreuses questions restent encore ouvertes : Dans quelles mesures ces alliances entre patrimoine et audiovisuel peuvent s’équilibrer pour développer des modèles durables et vertueux ? Comment ces expositions peuvent mieux s’articuler aux collections physiques du musée ? Ces expositions peuvent-elles contribuer à développer, diversifier et enrichir les relations aux publics ?
Antoine Roland