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30 avril 2025

Le vidéo mapping, au cœur des mutations de la créativité numérique ? 

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Début avril, le vidéo-mapping Festival s’est tenu dans les rues de Lille. Durant 2 nuits, les murs de monuments emblématiques de Lille ont été utilisés comme surface de projection pour proposer aux passant·e·s des créations audiovisuelles directement diffusées dans l’espace public (250 000 spectateur·rice·s). Le jeudi et vendredi précédents cet événement grand public, l’IBSIC – Image Beyond the Screen International Conference, un rendez-vous annuel international dédié à la filière vidéo-mapping, a rassemblé plus de 400 professionnels venus du monde entier : artistes, studios de création, collectivités, festivals et lieux de diffusion. A la suite de la participation active de l’équipe de {CORRESPONDANCES DIGITALES] à ces belles rencontres, cet article est l’occasion de partager quelques pistes de réflexions sur les mutations de la filière vidéo-mapping actuellement à l’œuvre et inspirées par cet événement. Parmi ces mutations y sont évoqués : le développement de projets de vidéo-mapping dans les sites patrimoniaux, l’évolution des festivals artistiques et le repositionnement des artistes et studios de création vers de nouvelles approches. 

Le développement de projets de vidéo-mapping dans les sites patrimoniaux : du spectacle d’envergure à la programmation saisonnière, voire, permanente

A l’été 2023, pas moins de 114 spectacles de vidéo-mapping en France étaient comptabilisés (soit une augmentation de 30% de l’offre de spectacles de vidéo-mapping par rapport à 2022). 

Généralement déployés dans l’espace public et commandés par des collectivités pour animer et valoriser leur territoire ainsi que leurs monuments emblématiques, de plus en plus de lieux développent leurs propres spectacles. C’est le cas des lieux patrimoniaux (églises, châteaux, sites archéologiques, etc.) qui s’engagent de plus en plus dans le développement de projets de valorisation et d’attractivité nocturnes par le biais du vidéo-mapping. Ces spectacles peuvent être proposés temporairement pour commémorer des événements majeurs ou de façon semi permanente (le temps d’une saison) afin de proposer une offre attractive et nocturne complémentaire à une offre de visite diurne.

De la création de spectacles d’envergure…

Du côté du spectaculaire de grande envergure, à l’instar d’autres formes de célébrations entre artifices, son et lumière, la commémoration d’événements est l’occasion de faire appel à des artistes du vidéo-mapping. C’est ainsi que les équipes du Mont-Saint-Michel ont décidé, en 2023, de marquer le millénaire de l’abbatiale par un spectacle son et lumière de grande qualité. Produit par les ateliers BK, des projections sur l’histoire de l’abbatiale ont été réalisées le temps d’une soirée sur ces façades complétées avec une chorégraphie de près de 400 drones. Le projet est financé à 75% par le Centre des monuments nationaux et à 25% par l’Établissement public national du Mont-Saint-Michel, pour un total de 200 000 euros. Plus de 15 000 personnes ont pu y assister.

Le millénaire du Mont Saint-Michel © Geoffrey Hubbel

Ces spectacles peuvent aussi être programmés sur de plus longues périodes. C’est le pari que fait Chartres en Lumières en ayant choisi de développer une programmation sur une période de 9 mois. Un parcours de la ville composé de 21 sites illuminés à visiter librement attire plus d’1 million de visiteur·euse·s par an. Pensé dans un objectif d’attractivité territoriale pour accroître le nombre de nuitées de visiteurs touristiques, un tel parcours fait aussi l’objet de visites guidées payantes opérées par l’Office de tourisme pour découvrir autrement Chartres la nuit. Chaque année, de nouvelles œuvres sont proposées au sein du parcours et viennent renouveler la programmation. En 2025, 3 nouvelles scénographies sont ainsi programmées dont une sur la cathédrale Notre-Dame de Chartres pour fêter les 1000 ans de sa crypte. A titre indicatif, le budget de cette programmation est estimé entre 800 000 et 1 million d’euros dont 380 000 euros de renouvellement du matériel.

Festival de mapping Chartres en Lumières

… En passant par l’émergence de spectacles à l’échelle d’un site patrimonial

A l’échelle d’un monument, de tels spectacles sont aussi proposés. Immersia Production, a ainsi proposé un spectacle “indoor” dans l’église de Notre-Dame de Bon-Port  de novembre 2024 à mars 2025. Durant 45 minutes, le·la spectateur·rice est plongé dans une odyssée maritime en trois actes, métaphore d’un voyage intérieur, alternant entre horizons dégagés et tempêtes intérieures. Certaines représentations intégraient même des performances live, imbriquant plusieurs arts numériques et auditifs pour renforcer le sentiment d’immersion. Plus de 20 000 spectateur·rice·s ont assisté à cette première, témoignant de l’engouement du public pour cette forme d’art immersif alliant technologie et patrimoine. ​Les billets, disponibles en ligne uniquement, étaient proposés à partir de 16 €.

Spectacle Immersia dans l’église de Notre-Dame de Bon-Port, Nantes

… Jusqu’à l’enrichissement du parcours permanent d’un site patrimonial par la création d’expériences immersives “indoor”.

Pour finir ce tour d’horizon, certains sites patrimoniaux font le choix de développer un programme complètement intégré dans leurs parcours permanent, accessible principalement en journée. C’est ce que propose, depuis 2021, le Palais des Rois de Majorque à Perpignan avec une expérience de 12 minutes pour faire revivre les quatre saisons des jardins de ce Palais. Ce spectacle a été produit par Opixido (design graphique), Les Fées Spéciales (studio d’animation) et les artistes réalisateurs Maud Sertour et Samy Barras. Les “jardins enluminés” ont été financés à hauteur de 250 000 euros par le département. C’est ce que propose également le DEM Museum à Istanbul en Turquie. Lors de la dernière édition de l’IBSIC, cette agence culturelle turque a mis en en avant  trois sites immersifs ouverts récemment ou en cours d’ouverture en Turquie :  Ephesus, Hagia Sophia et Hierapolis. Enfin, présent également à l’IBSIC, le Dali Museum a créé une installation permanente en 2023 pour plonger les visiteurs dans l’univers surréaliste de Salvador Dalí. Le Dali Alive 360° propose une combinaison de projections à 360°, de sons immersifs et d’animations dans le Dalí Dome (une structure géodésique de 18 mètres de haut spécialement conçue pour cette exposition). Le spectacle, d’une durée d’environ 40 minutes, retrace les différentes périodes de la vie de l’artiste, de son enfance en Espagne à ses années à Paris et en Amérique, pour un supplément de 15$ en plus du billet d’entrée. 

Image de l’espace immersif, les “jardins enluminés”
Vidéo de présentation Ephesus
Espace de l’expérience Dali Alive 360°

La diversité de ces exemples démontre ainsi la vitalité des lieux patrimoniaux pour s’emparer de ces expériences dans le cadre de leurs programmations temporaires, saisonnières ou permanentes. Un précédent article que nous avions rédigé l’année dernière revenait d’ailleurs sur le développement de telles propositions dans leurs murs. 


D’autres acteurs tels que les festivals de vidéo-mapping, engagés de longue date dans la diffusion d’œuvres de grande qualité, s’impliquent de plus en plus dans des approches synergiques de mise en réseau et d’itinérance de leurs projets. 

Les festivals dédiés aux créations vidéo-mapping : d’une logique concurrentielle à une logique d’itinérance, de mise en réseau et de pérennisation

Au-delà de l’approche spectaculaire dédiée à la valorisation de sites patrimoniaux, la filière vidéo-mapping est riche de nombreux festivals venant mettre en avant la belle créativité artistique de ce domaine. Ces festivals sont d’ailleurs de plus en plus reconnus à la fois pour leur succès populaire et la qualité artistique des œuvres qui y sont accueillies (œuvres de vidéo-mapping mais aussi œuvres installatives entre numérique et lumières). En 2024-2025, ce sont plus de 39 festivals qui se tiennent dans toute l’Europe à l’instar du vidéo mapping festival à Lille, de la fête des Lumières de Lyon (avec 25 ans d’existence, il a réuni plus de 2 millions de visiteur·euse·s)  ou du festival international Constellations de Metz (près d’un million de spectateur·rice·s en 2024). 

Ces festivals s’ancrent dans des dynamiques particulièrement variées : l’itinérance d’œuvres dans d’autres espaces de diffusion, la mise en réseau de plus en plus étroite à un niveau international, ou encore, la pérennisation des projets dans des salles dédiées. 

L’itinérance d’œuvres dans d’autres espaces de diffusion

Le vidéo-mapping festival se tient à Lille début avril mais le festival se déploie aussi dans une vingtaine de villes de la région des Hauts-de-France durant six mois (d’avril à octobre 2025). Le festival s’installe ainsi successivement à Harnes & Mazingarbe, Amiens, Arleux, Béthune, Calais, Dunkerque, Lannoy, Lauwin-Planque, Le Crotoy, Lille, Lomme, Mers-les-Bains, Péronne-en-Mélantois, Quiévrechain, Raismes, Roubaix, Sailly-sur-la-Lys, Saint-Omer, Tourcoing, Valenciennes, Wallers-Arenberg, Wormhout et Yvrencheux. De la façade d’un beffroi à celle d’un lycée, d’un bâtiment administratif à un monument classé, le festival transforme chaque lieu en un support d’expression artistique et, par le biais de cette itinérance, permet de tisser des liens forts avec les territoires. Chaque commune s’implique ainsi dans la sélection des lieux et parfois même dans la création des œuvres via des ateliers participatifs. Ancré sur son territoire et au plus près de la population des Hauts-de-France, les équipes des Rencontres Audiovisuelles en charge de ce festival s’engagent aussi fortement à l’international avec des programmes tels que Co-Vision.

Vidéo-mapping festival, hôtel de ville de Calais 

La mise en réseau de festivals à l’international

A un niveau européen, les festivals marquent leur volonté de faire équipe pour accompagner la structuration de la filière, accompagner les artistes mais aussi accélérer la circulation des œuvres mapping. C’est dans ce cadre que le programme Co-vision s’est développé. Financé par l’Union européenne, 11 structures culturelles et universitaires (7 festivals et 4 partenaires techniques) originaires de 11 pays européens s’y impliquent depuis quelques années au travers de conférences, de débats mais aussi d’itinérances d’oeuvres dans plusieurs festivals tels que Signal à Prague, le Kikk à Namur ou Videoccittà à Rome. 

Co-vision, un projet de créative Europe 

Pour renforcer cette dynamique et renforcer leur ancrage territorial, certains festivals pour pérenniser ces approches se dotent aussi de lieux. C’est le cas de Signal ou du Kikk en Belgique.

Des salles spécialement ouvertes pour du vidéo-mapping

Renforcés par le succès public qu’ils rencontrent, certains festivals souhaitent désormais ouvrir leurs propres salles immersives. C’est le cas notamment du Signal Festival à Prague, présenté comme un des rendez-vous immanquables de l’automne. 

Signal Festival, Prague

Au-delà de lieux de diffusion, ces festivals ont aussi vocation à accueillir des professionnel·le·s et des artistes en développant des programmes de workshops ou de résidences. Dans quelques mois, les Rencontres Audiovisuelles, à l’initiative du Video Mapping Festival, vont ouvrir un lieu de diffusion et de résidences dédié à ces formes de créativité. Ce lieu s’inscrira dans la politique de résidences déjà mises en œuvre dans le cadre du festival avec des initiatives telles que VideoMap, projet de coopération entre la Wallonie et les Hauts-de-France soutenu par l’Union européenne (programme Interreg). Le projet VideoMap permet ainsi d’organiser des résidences d’écriture et de production tous les 6 mois durant 3 ans (jusqu’en 2028), alternativement en Wallonie et en Hauts-de-France. Les productions réalisées sont ensuite diffusées dans les deux régions.

Résidences d’artistes développées dans le cadre du festival vidéo-mapping de Lille

Ces différents exemples illustrent la diversification des approches des festivals pour accroître les coopérations, consolider leurs relations et favoriser toujours plus largement la diffusion des œuvres qu’ils représentent. Cette stratégie de diffusion est aussi de plus en plus empruntée par les artistes et les studios de création eux-mêmes.

La place des studios de création et des artistes : entre professionnalisation, structuration et partenariats

Le développement d’appels à projets et de politiques de résidences par les festivals, l’essor de lieux de diffusion (sites culturels dédiés ou espaces publics), voire, de plateformes de distribution dédiées aux oeuvres numériques sont autant de dynamiques qui favorisent la montée en expertise des artistes pour créer mais aussi rechercher des moyens de se financer, diffuser leurs oeuvres, voire, exploiter leur propres projets. Face à ces différentes évolutions, les artistes montent en compétences sur de nouveaux métiers, se regroupent en collectif ou en studios de création ou développent des partenariats avec des producteurs ou des distributeurs.

Passer d’une logique de création d’expériences ou d’expositions à une logique de production et de diffusion (de l’itinérance, au festival, voire, au lieu dédié)

Pour œuvrer à la diffusion de leurs créations, de plus en plus d’artistes s’organisent pour devenir producteur·rice·s et diffuseur·euse·s de leurs propres projets. A partir de formats, par essence, situés et uniques (les œuvres de vidéo-mapping se caractérisant par une parfaite adaptation de l’image projetée à la surface qui l’accueille), ces artistes déclinent leurs œuvres en spectacle, expériences ou expositions pouvant être accueillis plus aisément dans une diversité de lieux. Cette possibilité formelle nécessite, néanmoins, de produire, financer mais aussi diffuser, voire, exploiter de telles créations. 

Du côté des expositions, le studio Anima Lux a, par exemple, conçu et produit avec Yann Nguema : PRISM. Présentée aux Champs Libres à Rennes entre octobre 2023 et mars 2024, cette exposition immersive a attiré environ 45 000 visiteur·euse·s. Suite à son passage à Rennes, l’exposition est destinée à voyager et à être présentée dans d’autres lieux culturels en France et à l’international. En avril 2025, elle a été accueillie dans la Drôme, au centre d’art contemporain L’Artsolite.

L’exposition PRISM créée par Yann Nguema et produite par AnimaLux

Du côté des expériences, des artistes s’engagent et anticipent à chaque création la déclinaison de leurs œuvres dans différents formats pour en accélérer la diffusion. C’est le cas, par exemple, de Jérémy Oury. Certaines de ses œuvres destinées au vidéo-mapping architectural sont ensuite déclinées à 360° pour en faciliter la diffusion dans des dômes géodésiques ou des planétariums. A titre d’exemple, son projet de mapping sous dôme intégral Phosphene a remporté le prix du meilleur court métrage sous dôme au HIFF aux États-Unis en 2022. Porté par le succès de ses précédentes expériences et attiré par les possibilités offertes par ce format immersif, il co-organise, avec l’association 36 Degrés, le Festival Sous dôme dans le planétarium de la Cité des Sciences, un rendez-vous dédié à la projection géodésique. Ces approches créatives entre arts, sciences et technologies sont aussi particulièrement portées en France par le Pôle Aadn qui propose régulièrement des appels à projets, des résidences et de l’accompagnement aux artistes qui souhaitent diffuser sous dômes et en planétariums.

Le festival Sous dôme © N Breton-EPPDCSI

Enfin, à l’instar des festivals, certains studios créatifs comme OCUBO ouvrent leurs propres salles immersives. Le studio a ouvert récemment à Lisbonne et à Porto l’Immersivus Gallery.

Immersivus Gallery à Lisbonne et Porto, salles immersives dédiées à la créativité numérique

Au-delà de cette diversité, un pas supplémentaire a été franchi dans les logiques de consolidation de filière avec la création de plateformes dédiées à la diffusion d’œuvres immersives dans l’espace public.

Vers une plateformisation de la diffusion ? Le cas du projet LED.ART porté par D’strict

Lors de la dernière édition de l’IBSIC, nous avons eu le plaisir d’interviewer l’agence coréenne D’strict sur cette approche. Fort de très beaux projets créatifs dans l’espace public mais aussi suite au développement d’un réseau de salles immersives (20 sites ouverts ou en cours d’ouvertures dans le monde) et de collaborations (comme celle réalisée avec le musée d’Orsay récemment), la compagnie coréenne a décidé de lancer une nouvelle plateforme : LED.ART.

LED. ART, une plateforme de media art licensing service

Fort de son réseau de diffusion, cette plateforme propose de référencer les créations de différents artistes et de les diffuser auprès de lieux ou d’espaces publics en recherche de projets créatifs pour animer leurs espaces. Une logique de licence s’applique pour chaque diffusion d’œuvres. Un pas supplémentaire vers l’industrialisation, la commercialisation et la diffusion d’œuvres créatives et artistiques.

Le vidéo-mapping, d’abord cantonné à des événements ponctuels en extérieur, investit désormais durablement les lieux, se diversifie dans ses formats, ses supports, et ses logiques de production. Grâce aux dynamiques impulsées par les lieux de diffusion, les festivals ou par les artistes eux-mêmes, le vidéo-mapping rentre en mutation, se diversifie, s’étend et se diffuse. Une filière créative foisonnante et passionnante qui ouvre de belles perspectives pour aller à la rencontre de nouveaux territoires et de nouveaux publics.

Charlotte BAUGE et Antoine ROLAND