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1 octobre 2024

Les nouvelles formes de médiations immersives : quelques retours scientifiques sur des études des pratiques des publics

Table des matières

Les dispositifs numériques et immersifs se multiplient dans les musées et les lieux de mémoire, répondant à la fois à une demande croissante des visiteurs pour des médiations plus expérientielles et à un besoin des institutions de rendre leurs collections plus accessibles. Cependant, cette évolution soulève une question clé : dans quelle mesure ces médiations peuvent-elles être étudiées, tant en amont dans la conception qu’en termes d’impact sur l’expérience des publics que sur leur pertinence scientifique ? Plus encore, comment créer des ponts entre ces pratiques immersives et les recherches universitaires pour garantir que ces dispositifs ne se limitent pas à une simple « attraction » technologique, mais enrichissent véritablement la compréhension des œuvres et des événements commémorés ?

L’étude des dispositifs numériques dans les musées ne peut se résumer à des critères purement techniques ou financiers. Elle doit s’inscrire dans une démarche plus large d’analyse des usages des publics, impliquant une recherche pluridisciplinaire alliant muséologie, sciences cognitives, sciences de l’information et de la communication, sociologie et nouvelles technologies. Des institutions culturelles se positionnent alors non seulement comme des lieux de diffusion, mais aussi comme des laboratoires d’expérimentation où les retours des visiteurs et les observations scientifiques participent à la co-construction de dispositifs plus pertinents et mieux adaptés.

C’est notamment le cas du Musée de l’Œuvre Notre-Dame et du Mémorial de Verdun, qui, lors d’un webinaire organisé par Museum Connections (voir le replay), ont partagé leurs retours d’expérience en nous montrant comment leurs outils immersifs ont été conçus ou ajustés en s’appuyant sur des recherches scientifiques, afin de mieux répondre aux attentes des visiteurs et d’optimiser leur impact en termes de médiation.

1. Musée de l’Œuvre Notre-Dame : De l’expérimentation numérique à la pérennisation, une médiation augmentée par l’analyse scientifique des usages

Le Musée de l’Œuvre Notre-Dame à Strasbourg, ancré dans l’histoire de l’art médiéval et de la Renaissance, fait face à un défi majeur : rendre accessibles des œuvres nécessitant une constante recontextualisation pour des publics hétérogènes. Face à cette exigence, le musée a saisi l’opportunité du numérique pour enrichir ses pratiques de médiation. Dès 2015, un premier dispositif en réalité virtuelle, développé avec la société Inventive Studio, a permis de simuler l’ascension de la cathédrale de Strasbourg, rencontrant un succès immédiat et impulsant la poursuite de cette démarche.

Ce succès initial a conduit à une expansion ambitieuse du projet en 2022, avec l’introduction de dix-huit dispositifs numériques variés – réalité virtuelle, hologrammes, réalité augmentée, filtres 3D, et autres outils immersifs dans un parcours nommé Le numérique À l’Oeuvre. Cette pluralité technologique répond à une double contrainte : offrir des outils pédagogiques adaptés aux œuvres tout en respectant les exigences d’une médiation scientifique rigoureuse. Ainsi, les technologies choisies sont calibrées pour enrichir la lecture des œuvres, qu’il s’agisse d’imposants dispositifs immersifs ou de solutions plus discrètes, telles que la projection des contours architecturaux pour contextualiser des statues déplacées. Ce parcours, élaboré en partenariat avec Inventive Studio qui disposait déjà modélisation de la cathédrale via un architecte en interne, s’inscrit dans une logique de réutilisation de données existantes, permettant de réduire les coûts tout en maximisant la pertinence des dispositifs.

Cependant, l’intégration de ces technologies au parcours muséal n’est pas exempte de défis. Maïlys Liautard, référente pour l’évaluation des publics, a piloté une étude scientifique rigoureuse entre mai et novembre 2022, visant à mesurer l’impact de ces dispositifs. L’étude, combinant observations, entretiens, et questionnaires, a révélé des résultats clés. D’une part, bien que les dispositifs numériques soient fortement attractifs – avec 200 000 utilisations – ils ne constituent pas un moteur de visite pour les publics moins familiers des musées. D’autre part, l’expérience immersive s’avère corrélée non pas à des facteurs socio-culturels, mais plutôt à l’affinité des visiteurs avec le numérique. Cela révèle une fracture dans les attentes face à la médiation, où le rapport individuel au numérique prime sur les caractéristiques démographiques classiques.

Quelques retours issus de l’étude

Cette démarche d’évaluation scientifique a permis une rationalisation stratégique des dispositifs numériques. Certains ont été abandonnés, en raison de leur faible pertinence ou de pannes techniques récurrentes, tandis que d’autres ont été simplifiés pour maximiser leur efficacité. Un aspect particulièrement intéressant du point de vue de la médiation est l’analyse minutieuse de chaque dispositif afin de mesurer son adéquation entre les objectifs de médiation et les résultats obtenus. Par exemple, l’étude a révélé qu’un dispositif de réalité virtuelle, bien qu’ayant rencontré un grand succès auprès des visiteurs, détournait l’attention des collections et des intentions interprétatives de la salle où il était installé. À la suite de cette évaluation, 12 des 18 dispositifs ont été intégrés de manière pérenne aux collections permanentes, renforçant ainsi leur rôle dans l’interprétation et la valorisation des œuvres.

Cette politique s’est également inscrite dans un cadre plus large de réflexion, illustrée par une journée d’étude organisée en octobre 2022 par les Musées de la Ville de Strasbourg. Cet événement a réuni des experts en muséologie et en sciences de l’information et de la communication, afin d’explorer les enjeux complexes de la médiation numérique dans les musées et sites patrimoniaux. Des chercheurs issus d’institutions renommées (Sorbonne-Nouvelle / LabEx ICCA, Université d’Angers / LERIA, Avignon Université / Centre Norbert Elias, Université Paul-Valéry Montpellier 3 / LERASS, Université Polytechnique Hauts-de-France / LARSH) ont croisé leurs perspectives avec celles des professionnels de terrain, notamment l’équipe de conservation du Musée de l’Œuvre Notre-Dame et les responsables de médiation des Musées de la Ville de Strasbourg. Ce dialogue fructueux entre recherche académique et pratique muséale, enrichi par les retours des enquêtes auprès des publics, a permis d’affiner les approches de médiation numérique, ouvrant la voie à des pratiques plus cohérentes et ancrées dans une véritable dynamique d’évaluation continue.

En définitive, l’expérience du Musée de l’Œuvre Notre-Dame démontre que le numérique peut enrichir la médiation muséale, à condition d’être soigneusement évalué et ajusté. Cette approche expérimentale, guidée par des analyses scientifiques des usages publics, a permis de maintenir un équilibre entre technologie et médiation humaine. Ce modèle souligne la nécessité d’une intégration réfléchie du numérique, où les dispositifs ne se substituent pas à l’expérience muséale, mais la complètent, tout en respectant la singularité des œuvres et des publics.

Cette réflexion autour de l’immersion numérique prend une autre dimension dans le cadre des lieux de mémoire, comme le Mémorial de Verdun. Ici, la médiation immersive ne se contente pas d’enrichir l’expérience, elle devient un outil essentiel pour prolonger la transmission mémorielle, soulevant des enjeux éthiques et symboliques majeurs que la recherche universitaire aide à résoudre.

2. Expériences immersives et médiations mémorielles : le cas du Mémorial de Verdun

Le Mémorial a connu une importante rénovation en 2016

Le Mémorial de Verdun pose un enjeu fondamental dans la médiation des conflits contemporains : comment retransmettre l’expérience de la guerre, tout en respectant la mémoire des personnes, des événements et des lieux ? La question est particulièrement sensible lorsqu’il s’agit de la Première Guerre mondiale, un conflit aux répercussions sociales, humaines et politiques encore vives (20 millions de morts et 21 millions de blessés). Le défi, pour un lieu de mémoire tel que Verdun, est double : il s’agit de susciter l’engagement émotionnel des visiteurs sans trahir la réalité historique ni verser dans une spectaculaire décontextualisation. C’est dans ce cadre que s’est inscrit une réflexion sur l’intégration d’un dispositif immersif pour prolonger la transmission mémorielle.

Mais tout d’abord, une rapide contextualisation sur les enjeux de médiation à Verdun. Depuis la fin de la guerre, Verdun a été marqué par une volonté de conservation des vestiges, de restauration des terrains, et de commémoration, soulignée par le reboisement de plus de 6 000 hectares entre 1927 et 1934. Cet effort de préservation n’est pas anodin : il vise à garder les traces physiques du conflit pour les transmettre aux générations futures. Cependant, comme le souligne Nicolas Czubak, responsable scientifique du Mémorial de Verdun, le contraste entre cette forêt paisible et les récits bouleversants de la guerre nécessite un dispositif capable de relier ces deux réalités.

Comme l’a rappelé Janaïne Golonka, ingénieure de recherche et développement en innovation culturelle, l’usage de l’immersion dans les dispositifs mémoriels n’est pas nouveau. Dans sa thèse sur les Expériences immersives et médiations mémorielles (dans laquelle elle a étudié le dispositif de Verdun), elle revient sur différents dispositifs. Dès l’après-guerre, des techniques telles que les dioramas, les panoramas et les images stéréoscopiques ont été exploitées pour plonger le public dans l’atmosphère des champs de bataille. Toutefois, ces représentations ont souvent reflété des différences culturelles dans la manière de transmettre la mémoire : là où les Français privilégient une approche solennelle, les Anglo-Saxons optent pour des contenus plus narratifs et spectaculaires, comme en témoignent des productions récentes telles que Ghosts of Thiepval (par la BBC) ou Empire Soldiers (Studio MBD). 

Face à ces enjeux, quels ont été les choix du Mémorial de Verdun, qui a mis en place en 2021 un dispositif immersif novateur, développé par le studio luxembourgeois 3WG, qui utilise la réalité virtuelle pour plonger les visiteurs dans le paysage historique de Verdun ? Cette expérience immersive, intitulée VERDUN – Paysage de guerre – Paysage de paix, propose une expérience comparative en quatre temps, permettant d’observer l’évolution du champ de bataille avant, pendant et après la guerre. Grâce à une vue aérienne simulant une observation depuis un ballon, les visiteurs survolent symboliquement le paysage, transformé au fil des décennies. Loin de se focaliser sur l’horreur des combats, cette expérience met en lumière la transformation du site, aujourd’hui marqué par la forêt qui recouvre les traces des batailles.

Cette expérience est diffusée via 5 bornes VR augmentées d’un écran pour les visiteurs en groupe – sources

Située au premier étage du Mémorial avec une vue panoramique sur la forêt environnante, l’expérience immersive est accessible via quatre casques de réalité virtuelle en libre disposition. Le projet a été cofinancé par l’Union européenne, via le Fonds Européen Agricole pour le Développement Rural. D’une durée de six minutes, elle permet une reconstitution saisissante des lieux avant, pendant et après les combats. Ce dispositif ne se contente pas de montrer les cicatrices du passé, mais souligne aussi la régénération du paysage, alliant ainsi mémoire et résilience. 

Comme l’analyse Janaïne Golonka dans sa thèse, les reconstitutions immersives d’événements tels que la Première Guerre mondiale posent des questions complexes – parfaitement illustrées par l’expérience de Verdun. L’immersion, loin d’être neutre, engage un processus de transmission qui mêle mémoire, émotion et identité. Ce que le dispositif montre, mais aussi ce qu’il omet, influence la perception du visiteur et peut transformer la manière dont il se représente le conflit. Ce potentiel transformateur interroge sur la manière dont les expériences immersives participent à la réécriture et à la réactualisation des événements historiques.

Une manière de questionner notamment le rôle du visiteur dans ce processus ? « Le tableau est autant fait par le regardeur que par l’artiste. » En transposant cette idée de Marcel Duchamp au domaine de la médiation mémorielle, l’expérience immersive ne se limiterait pas à la reconstitution du passé, mais deviendrait une co-construction entre le dispositif et l’expérience personnelle de chaque visiteur. 

Le dispositif de réalité virtuelle du Mémorial de Verdun a enregistré plus de 200 000 utilisations depuis sa mise en place, avec une réception particulièrement positive auprès de publics de tous âges. Ce succès inattendu auprès des générations plus âgées montre que l’immersion ne se limite pas à une pratique réservée aux jeunes publics. Entièrement intégré au parcours de visite, et situé de manière stratégique à la fin, les dispositifs VR offrent une nouvelle perspective sur le paysage historique de Verdun, permettant une approche comparative entre les époques et un survol symbolique du site. Le véritable enjeu réside donc dans la capacité de ces dispositifs à créer une médiation équilibrée entre la mémoire, la pédagogie et l’émotion. 

En conclusion, les expériences au Musée de l’Œuvre Notre-Dame et au Mémorial de Verdun illustrent la nécessité d’une approche réfléchie et fondée sur des données scientifiques pour enrichir la médiation culturelle. Ces cas démontrent que, tout en offrant une valeur ajoutée significative à l’expérience des visiteurs, l’intégration du numérique doit s’accompagner d’une évaluation continue et d’une adaptation aux attentes des publics. Cela souligne également l’importance d’établir des liens synergiques entre les institutions muséales et le monde de la recherche, garantissant ainsi que la médiation ne se limite pas à une simple innovation technologique, mais constitue un véritable vecteur de compréhension et de transmission du patrimoine.

Baudouin Duchange